il fait froid
seule
L’obscurité d’une chambre, au petit jour, emmitoufla les murs et le lit de ses vapeurs aveuglantes. Niché au creux du matelas, un corps grelottant et maigre se retourna. Une gorge tordue voulut vomir toute sa colère mais tressaillit, s’oublia. Des cheveux noirs se collèrent à des joues poisseuses ; des mains se débattirent avec les épaisses couches de tissu qui les enveloppaient ; des gémissements plaintifs s’échappèrent parfois de lèvres palpitantes. Des pieds projetèrent au loin un oreiller tenace qui refusait de quitter la couche ; il bouscula une chaise, s’écrasa contre un mur, retomba lourdement sur le sol et s’affaissa. Un sourire ratatiné, bouffi, anima son visage moelleux. Le siège oblong vacilla sur lui-même avant de redevenir parfaitement stable, stoïque.
Un rayon timide entra par la fenêtre ; il se faufila entre les voilages et glissa jusqu’à des paupières gonflées. Refusant de se réveiller, l’adolescente s’enfonça sous ses draps. Mais le manque d’air acheva ses dernières résistances : elle rejeta violemment sa couverture, sentit le sang affluer dans son crâne et marteler douloureusement ses tempes.
Glycerine ouvrit les yeux. Appréhension et déception l’assaillirent.
Les paumes plaquées de part et d’autre de son visage, l’adolescente se courba sur elle-même, soupira. Passa sa main dans ses courts cheveux bruns. Lentement, elle tourna la tête vers le rideau et l’écarta péniblement, du bout des doigts.
Au dehors, sous un ciel lourd de nuages, la lumière froufroutait dans les arbres, rognait les demeures blanches sises dans l’allée et étalait ses longues langues engourdies le long des trottoirs. Quelques silhouettes animaient la ruelle : une auguste créature traînant les pieds vers le Marché, sans nul doute, tenait dans ses bras un panier ; des Ouvriers, chargés d’entretenir la chaussée ou de distribuer le courrier, se croisaient sans se saluer ; des adultes pressés, aux allures fantomatiques et décidées, s’enfonçaient dans des carrosses noirs pétaradants.
La vie se déroulait sous les yeux de Glycerine et elle, éternelle spectatrice… Sa main lâcha l’étoffe qui roula, avec langueur, sur le verre froid. Le rai de lumière blafarde, seule incursion vivace dans sa prison sombre, ondula le long d’une couture pour s’épancher sur l’édredon bouleversé.
Glycerine se détourna et posa un pied à terre. Le carrelage glacé agressa aussitôt ses orteils flétris. Son visage demeura impassible ; seuls ses yeux noirs, immenses, coupables et inquiétants, reflétaient le moindre de ses sentiments. L’adolescente appuya ses avant-bras sur ses genoux, prit sa tête dans ses mains et respira profondément. Elle se frotta les paupières, se massa lentement les tempes, s’étira avec peine. Puis elle se leva, sans trop savoir pourquoi – et s’assit à son bureau. Vide. Hormis un fragment d’étoffe noire et diaphane.
Elle sortit de la pièce et se faufila dans la salle de bain. Entre ses doigts ruissela une eau limpide, sans éclat ; elle se mouilla les paupières, sentit la fraîcheur paralyser son regard. Puis, comme si cette sensation lui devenait parfaitement désagréable, elle s’essuya méticuleusement, et retourna dans sa chambre avec un vague sentiment d’écoeurement au fond de la gorge.
Comme tous les jours, sa famille vaquait à ses propres occupations. Les allées et venues rendaient la demeure bruyante. Glycerine, depuis sa chambre, entendait des paroles étouffées, et surtout d’incessants claquements de portes qui ricochaient contre sa poitrine. Elle était cloîtrée dans sa geôle douillette depuis ses onze ans. Elle ne manquait de rien – mangeait à sa faim, avait un toit pour vivre, s’offrait même le luxe d’évoluer dans un cercle familial assez aisé. Le plus grand des Gardiens du Bon Goût avait permis à sa chambre d’être l’une des plus modernes, et l’une des plus austères à des lieues à la ronde. Cependant personne ne la visitait jamais.
Le tintement régulier et métallique d’une cloche marqua l’heure du repas de midi ; prestement elle rejoignit les êtres qui se trouvaient là et avala sa bouillie infecte. Personne ne lui accorda un regard ; certains reniflaient juste un peu bruyamment, signe qu’un petit rien les chatouillait.